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La substance est-elle seule responsable de la dépendance?
Prenons l’exemple de la substance psychoactive la plus consommée au Québec : l’alcool. Le plus récent portrait de la consommation d’alcool au Québec démontrait qu’en 2017-2018, 81% des Québécois de 12 ans et plus avaient consommé de l’alcool au moins une fois dans l’année. Parmi eux, 26% avaient eu une consommation abusive au moins une fois par mois. Nul ne conteste que consommer de l’alcool peut effectivement aboutir au développement d’une dépendance. Mais si la substance en est la seule cause, pourquoi ces 81% de Québécois n’ont-ils pas tous développé une dépendance?
« La consommation n’est pas le cœur du problème. C’est un symptôme d’autre chose. »
« L’assuétude n’est pas causée par un psychotrope ou par ses propriétés chimiques. Elle est rattachée à l’effet que produit un psychotrope sur une personne donnée, dans des circonstances données » affirme Stanton Peele, psychologue ayant théorisé l’expérience de l’assuétude, dans une publication intitulée L’expérience de l’assuétude et parue à la fin des années 1970. En d’autres termes, la dépendance à une substance s’installe non pas parce que la substance, à elle seule, crée la dépendance, mais parce que cette substance répond à un besoin. Par exemple, le besoin d’atténuer une souffrance, de fuir un problème. Cela signifie que « la consommation n’est pas le cœur du problème. C’est un symptôme d’autre chose. » explique David Galipeau, intervenant sur les lignes spécialisées en dépendance Drogue : aide et référence et Jeu : aide et référence.
La dépendance est un cycle
En général, on obtient de la substance l’effet recherché : réprimer une émotion, oublier des problèmes… mais cet effet est momentané. Et lorsque l’effet s’estompe, les problèmes, eux, restent. Stanton Peele explique que la substance a un effet qui « supprime l’angoisse et qui (paradoxalement) diminue la capacité de l’individu à faire face à la vie, de sorte que toutes les situations anxiogènes de la vie s’aggravent pour lui. » Et comme les situations anxiogènes s’aggravent, la tentation de les fuir, elle, augmente autant. C’est pourquoi l’on parle de « cycle de la dépendance ». Ce cycle peut s’illustrer par le schéma ci-dessous :
Tel qu’on le voit dans le schéma, il est nécessaire de trouver des alternatives à la consommation afin de sortir de ce cycle. Mais là où certaines actions demandent du temps et des efforts, les substances, elles, offrent un réconfort immédiat. « La substance fait ressentir des émotions ou fait arrêter de sentir des émotions qu’on est tanné de vivre. » explique M. Galipeau. « Si ça fonctionne instantanément, pourquoi faire l’effort de se mettre en action quand on peut juste prendre son verre et boire? C’est la solution « facile » pour gérer la situation, mais les émotions, elles ne disparaissent pas, elles reviennent. Si on les ignore, elles s’accumulent. Et quand on essaie de retrouver un contrôle, les effets du sevrage s’ajoutent et font augmenter tous les symptômes d’anxiété, de dépression, les émotions négatives, l’inconfort physique. C’est encore plus complexe. »
Le sentiment de sécurité de la consommation
Alors que le cycle de la dépendance contribue à rendre les épreuves de la vie plus difficiles à affronter, la consommation devient un refuge perçu comme sécurisant. Même si la consommation de substances peut avoir des conséquences négatives voire destructrices sur la vie de la personne qui consomme, il reste que ce que la personne cherche dans la consommation, « c’est le caractère prévisible de la sensation, l’assurance qu’il obtiendra toujours le même effet. » explique Stanton Peele.
Ce sentiment peut être plus fort encore chez les personnes qui manquent de contrôle sur leur vie, ou dont la vie est contrôlée par l’entourage. Elles peuvent alors trouver dans la consommation une forme de refuge ainsi qu’un sentiment de contrôle. Il est d’ailleurs très fréquent chez les personnes en situation de dépendance que la consommation soit ritualisée.
Par exemple, une personne qui consomme de l’alcool quotidiennement peut prévoir précisément :
- L’alcool qu’elle va boire
- L’heure à laquelle elle commencera à boire
- Le nombre de verres nécessaires pour atteindre l’effet recherché
Cette routine participe à l’aspect sécurisant de la consommation. David Galipeau explique : « Il y a des gens très confortables dans la routine. Certaines personnes, avant de se coucher, vont avoir des rituels comme fermer toutes les lumières dans un certain ordre, se brosser les dents, laver son visage… et sortir de cette routine-là, c’est inconfortable. C’est la même chose pour la consommation : si on est habitué à ressentir une émotion et à la réprimer en consommant, ça va être sécurisant. Tu sais que ta substance est là pour toi. »
Tolérance, sevrage : quand le plaisir disparaît
« La consommation, c’est un peu une triche au bonheur. » commence David Galipeau. « Les substances viennent tromper le circuit de la récompense. On peut consommer parce qu’on sait que ça va nous amener un 10/10, alors que nos autres activités vont peut-être amener un 6/10 ou un 7/10, peut-être parfois un 8/10. »
Le problème, c’est que lorsqu’on atteint le 10/10 avec la substance, il y a tout ce qui vient avec : le sevrage, le down, la culpabilité… « On peut atteindre temporairement un 10/10, mais on va rapidement retomber à un 2/10. Et quand on est à 2/10, on veut retourner au 10/10. Alors on va reconsommer pour l’atteindre. Monter à 10 puis descendre à 2, puis remonter à 10, puis redescendre à 2 : c’est épuisant. »
« On se retrouve pris dans un cercle vicieux : on doit consommer pour se sentir bien, mais ça ne nous fait plus sentir bien. Et lorsque ça nous soulage, on se sent encore pire après. »
La partie agréable est non seulement très courte, mais plus on consomme, plus on devient tolérant, donc moins l’effet est grand. On doit alors faire le deuil des premières consommations qui, elles, répondaient au besoin. Puis faire le deuil de ses autres centres d’intérêt, qui ont disparu au profit de la consommation. Et il faut faire face aux conséquences : si on a perdu le contrôle, il y a des conséquences, que ce soit au niveau relationnel, au niveau de l’emploi ou encore au niveau financier, car la consommation coûte cher. « On se retrouve pris dans un cercle vicieux : on doit consommer pour se sentir bien, mais ça ne nous fait plus sentir bien. Et lorsque ça nous soulage, on se sent encore pire après. »
Ce cercle est par ailleurs très bien illustré par le court métrage d’animation Nuggets, paru en 2014 et qui compte plus de 22 millions de visionnements sur YouTube.
S’il est si difficile de sortir de ce cercle, c’est d’abord parce que les personnes ne connaissent généralement pas les ressources existantes qui peuvent les aider. Mais aussi parce que la société tend à considérer la consommation comme le problème, et non comme un symptôme. Cette vision renforce la stigmatisation vécue par les personnes en situation de dépendance, qui font souvent l’objet des mêmes discours, y compris de la part de l’entourage proche : « Arrête de consommer. », « Tu sais que c’est mauvais pour toi. », « T’es un toxicomane. », entre autres. Cette façon de toujours pointer du doigt la substance comme le cœur du problème est inefficace voire contre-productive, et peut pousser une personne à se réfugier davantage dans la consommation. « On entend beaucoup ce genre de discours » témoigne M. Galipeau. « Certaines personnes se font même ridiculiser pour leur consommation. Mais la drogue elle, ne va jamais juger. La drogue va être là justement dans les moments où personne n’est là. C’est ce qui rend la chose encore plus précieuse. »
Identifier le cœur du problème pour sortir du cycle
Lorsqu’ils commencent une intervention, les intervenants de Drogue : aide et référence essaient rapidement d’identifier les besoins qui se cachent derrière la consommation, quelle que soit la substance en cause. Dans quel contexte la personne consomme-t-elle? Avec des amis? Seule? Quand consomme-t-elle? Du matin au soir? Durant la semaine ou en fin de semaine? Pourquoi la personne consomme? Cherche-t-elle à fuir quelque chose? Sa consommation a-t-elle des conséquences sur le reste de sa vie? Y a-t-il eu un élément déclencheur qui l’a décidée à demander de l’aide?
« Pour régler la dépendance, il faut régler le besoin qui se cache derrière. »
« Pour régler la dépendance, il faut régler le besoin qui se cache derrière. » explique David Galipeau. « Imaginons que quelqu’un boive de l’alcool pour gérer un deuil : la personne n’arrive pas à faire son processus de deuil et consomme pour oublier ou mieux gérer. Tant qu’elle ne règlera pas la question du deuil, la consommation risque d’être là. Et si elle parvient à contrôler la consommation d’alcool, elle risque de faire un transfert de dépendance vers une autre substance, parce que le besoin caché derrière n’est toujours pas comblé. »
Autre chose importante en intervention : prendre la personne là où elle se trouve dans son cheminement. Dans sa définition de l’assuétude, Stanton Peele explique que « l’assuétude est un continuum », c’est-à-dire un ensemble composé de différents états, de différents degrés d’intensité, et où l’on peut passer continuellement d’un état à l’autre.
La consommation peut être divisée en quatre grandes catégories :
- Médicinale/médicale: par exemple, une personne se fait prescrire des opioïdes pour soulager une douleur après un accident.
- Récréative: la même personne, appréciant les effets procurés par le médicament, décide d’en consommer dans un contexte festif.
- Problématique: la personne constate qu’elle a besoin du médicament pour profiter des événements festifs. Sa prescription n’est pas renouvelée et elle se tourne vers le marché de rue. La consommation devient régulière.
- Dépendance: la personne a besoin d’opioïdes pour fonctionner.
« Ce n’est pas parce qu’on est dans une certaine catégorie que l’on va y rester. Les gens se promènent sur ce continuum. » poursuit M. Galipeau, confirmant les propos de M. Steele, pour qui « il est rare que quelqu’un consacre toute sa vie à une assuétude, […] une personne peut être plus ou moins atteinte, selon que cette habitude contrôle plus ou moins sa vie. »
C’est aussi pourquoi il n’existe pas de solution universelle à la dépendance, et que chaque situation appelle une réponse adaptée qui peut évoluer avec le temps. C’est ce qu’explique M. Galipeau au sujet de la thérapie : « Les objectifs peuvent changer. On peut commencer en se disant qu’on veut retrouver un contrôle ou arrêter complètement. À mesure de la thérapie, on peut réaliser que l’abstinence marche bien, ou au contraire qu’on préfère la réduction. C’est important de se mettre des objectifs, mais aussi de toujours rester ouvert à changer d’objectif. […] L’abstinence complète, ce n’est pas pour tout le monde. Mais avoir une consommation contrôlée, ce n’est vraiment pas pour tout le monde non plus. Il faut se demander ce dont on a besoin, et le réévaluer constamment. »
Nous pouvons vous aider
Si vous vous questionnez sur votre consommation ou celle d’un proche, appelez-nous au 1 800 265-2626 ou utilisez notre clavardage en bas à droite de l’écran. Nos intervenants peuvent vous offrir l’écoute et le soutien adaptés à votre situation et vous aider à établir des stratégies pour reprendre le contrôle sur votre consommation ou aider une personne de votre entourage. C’est gratuit, confidentiel et accessible 24/7.
Sources :
- Entrevue avec David Galipeau, intervenant aux lignes spécialisées Drogue : aide et référence et Jeu : aide et référence
- L’expérience de l’assuétude, Stanton Peele, publié dans la revue Addictions (Ontario Addiction Research Foundation), Été-Automne, 1977, pp. 21-41 et 36-57